Qui a dit que l’innovation automobile était réservée à la Silicon Valley ou aux géants allemands ? En France, un écosystème extrêmement vif prépare discrètement – parfois très bruyamment – la mobilité électrique de demain. Grands groupes, PME industrielles, startups logicielles et acteurs de l’immobilier travaillent tous sur la même équation : comment faire circuler des millions de véhicules électriques sans griller le réseau, ruiner les utilisateurs ni bloquer les entreprises ?
Pour les dirigeants de PME, cette transition n’est pas une option : c’est un virage stratégique. Et certains ont déjà les deux mains sur le volant.
De la voiture au “système de mobilité” : un changement de jeu
La voiture électrique n’est plus seulement une voiture avec une prise. C’est un maillon d’un système global où se mélangent :
- industrie (batteries, moteurs, électronique de puissance) ;
- énergie (réseau électrique, smart grid, renouvelables) ;
- logiciels (gestion de flotte, applications de recharge, data) ;
- immobilier (parkings, copropriétés, bureaux, zones logistiques) ;
- services (leasing, autopartage, maintenance, assurance).
Autrement dit : l’automobile s’étend bien au-delà des usines de constructeurs. Pour les PME, c’est une bonne nouvelle : la valeur se répartit sur toute la chaîne, et de nombreuses niches deviennent stratégiques.
Et dans cette nouvelle configuration, les entreprises françaises sont loin de jouer les figurantes.
Constructeurs français : du thermique historique au laboratoire électrique
Impossible de parler d’innovation sans évoquer les deux mastodontes nationaux : Renault et Stellantis (Peugeot, Citroën, DS, Opel…). Oui, ce sont des géants, mais ils sont aussi des clients, partenaires et locomotives pour des centaines de PME.
Renault, par exemple, capitalise sur son expérience avec la Zoé pour repositionner toute sa gamme autour de l’électrique avec des modèles comme la Mégane E-Tech et la future R5 électrique. Ce qui nous intéresse ici, ce sont les conséquences concrètes pour l’écosystème :
- accélération des investissements dans des plateformes électriques dédiées ;
- développement de logiciels embarqués et d’architectures électroniques plus modulaires ;
- ouverture à des partenariats avec des startups (services connectés, gestion de données, recharge intelligente).
Stellantis suit une logique similaire avec ses plateformes multi-énergies (dont plusieurs déjà 100 % électriques) et des annonces sur des modèles à forte autonomie. Là encore, derrière ces effets d’annonce se cache une réalité très terre-à-terre : des appels d’offres, des besoins en sous-traitance, des tests, des intégrations logicielles, des projets pilotes dans les territoires.
Pour une PME, l’enjeu est simple : comment se positionner dans la chaîne de valeur de ces groupes ? Les opportunités sont particulièrement nombreuses dans trois domaines :
- la recharge (bornes, gestion de l’énergie, services associés) ;
- les services aux flottes (BtoB, LLD, gestion de parc, TCO) ;
- la valorisation de la donnée (maintenance prédictive, optimisation de trajets, usage réel des véhicules).
Mais là où la France surprend vraiment, c’est du côté des nouvelles industries qui émergent autour des batteries et de l’électronique.
Batteries, moteurs, électronique : des PME françaises au cœur de la chaîne de valeur
La batterie est au véhicule électrique ce que le moteur thermique était à la voiture d’hier : le cœur de la valeur. Et sur ce terrain, la France n’a pas l’intention de rester simple importatrice.
Plusieurs entreprises se positionnent déjà comme des acteurs clés :
- Verkor, basée à Grenoble, développe des gigafactories pour produire des batteries bas carbone, avec un focus fort sur la performance énergétique et écologique. Au-delà de la production, ce sont des besoins massifs en ingénierie, logistique, automation…
- Automotive Cells Company (ACC), coentreprise entre Stellantis, Mercedes-Benz et TotalEnergies, installe des usines de batteries en France. Pour les PME industrielles, ces projets deviennent de véritables aimants à sous-traitance : ingénierie, outillage, services de maintenance, sécurité industrielle, formation.
- Forsee Power, déjà très présente sur les batteries pour bus, trains et utilitaires, illustre une tendance clé : l’électrification ne concerne pas seulement les voitures particulières, mais aussi tout le segment BtoB (logistique, transport collectif, véhicules spéciaux).
En parallèle, des industriels plus discrets innovent sur des briques très précises :
- électronique de puissance pour optimiser l’efficacité des moteurs ;
- refroidissement des batteries (avec des solutions souvent issues… de PME spécialisées en CVC ou en plasturgie) ;
- matériaux légers pour compenser le poids des batteries.
On est loin du cliché du “garage de startup” : ce sont des projets lourds, capitalistiques, mais dans lesquels des dizaines de PME locales trouvent de la valeur à apporter, parfois sur des segments ultra-pointus. L’innovation ne se limite plus au produit final, elle se niche dans chaque sous-système.
Bornes, recharge intelligente et logiciels : le nerf de la guerre
Un véhicule électrique sans réseau de recharge, c’est un smartphone sans 4G : brillant sur le papier, anxiogène dans la vraie vie. C’est sans doute dans la recharge que l’on trouve aujourd’hui le plus fort foisonnement d’innovations françaises, avec une myriade d’entreprises qui attaquent le sujet sous des angles complémentaires.
Quelques exemples parlants :
- Driveco développe et exploite des stations de recharge publiques, souvent couplées à des panneaux solaires. Leur modèle mêle infrastructure, énergie renouvelable et services numériques pour optimiser l’usage des bornes.
- Electra déploie un réseau de bornes de recharge ultra-rapides, avec une attention particulière portée à l’expérience utilisateur : réservation de borne, interface fluide, temps d’attente optimisé, etc. La partie visible, c’est l’appli ; la partie invisible, ce sont des algorithmes de pilotage de la puissance et des intégrations au réseau.
- Bump se spécialise dans la recharge pour professionnels (flottes, artisans, logistique du dernier kilomètre), en proposant des solutions clé en main : installation, exploitation, financement. Une illustration parfaite d’un positionnement BtoB, à l’intersection de l’énergie, de l’immobilier et de la mobilité.
Derrière ces acteurs, une galaxie de PME et startups logicielles conçoivent des briques essentielles :
- plateformes de supervision des bornes (monitoring, maintenance à distance, facturation) ;
- solutions de “smart charging” pour lisser la consommation sur le réseau ;
- outils de gestion de flotte électrique pour entreprises (suivi des recharges, coûts, CO₂ évité, etc.).
Pour une PME qui gère une flotte – même modeste – la question n’est plus “Faut-il passer à l’électrique ?” mais “Avec quels outils et quels partenaires ?”. On ne choisit plus seulement un modèle de véhicule, on choisit un écosystème logiciel.
Immobilier, copropriétés, parkings : le maillon discret mais décisif
Un autre champ d’innovation, moins visible mais absolument stratégique, se joue dans les parkings d’immeubles, les sous-sols de bureaux et les parcs d’activités. Car la mobilité électrique ne se jouera pas que sur l’autoroute ou les aires de service : elle se joue là où les véhicules dorment.
Plusieurs entreprises françaises ont saisi cet enjeu :
- Zeplug s’est spécialisée dans l’équipement des copropriétés et des bureaux en solutions de recharge. Le défi est autant technique que diplomatique : convaincre syndic, copropriétaires, bailleurs, tout en proposant une architecture électrique scalable.
- Park’n Plug ou encore Bornes Solutions s’attaquent à la même problématique : comment standardiser et sécuriser l’installation de bornes dans des contextes où chaque immeuble a son histoire, ses contraintes, ses tensions internes.
- Dans les zones logistiques, plusieurs PME développent des hubs de recharge pour utilitaires électriques, intégrés à la gestion du site (flux de camions, horaires de livraison, capacité électrique disponible).
Pour les acteurs de l’immobilier d’entreprise, la question n’est plus “Faut-il installer des bornes ?” mais “Quel modèle économique adopter ?”. Quelques options émergent :
- facturation au kWh aux utilisateurs ;
- packages “mobilité” intégrés aux baux ;
- partenariats avec des opérateurs de recharge qui financent une partie de l’infrastructure.
Les PME de l’immobilier ou du facility management qui s’emparent de ces sujets prennent un temps d’avance. À moyen terme, un bâtiment sans infrastructure de recharge risque de perdre en attractivité, notamment pour les entreprises qui électrifient leurs flottes.
Mobilité partagée, services et data : quand la voiture n’est plus forcément “à soi”
Parallèlement à l’électrification, un autre mouvement structurel s’accélère : la mobilité partagée. Et là encore, les entreprises françaises occupent le terrain.
- BlaBlaCar Daily (covoiturage domicile-travail) permet déjà à des milliers d’automobilistes de partager leurs trajets quotidiens. Avec l’électrification, cette logique devient doublement vertueuse : moins de voitures sur la route, moins d’émissions par véhicule.
- Vulog, basé à Nice, fournit la plateforme logicielle derrière de nombreux services d’autopartage en Europe et dans le monde. Leur technologie permet de gérer une flotte de véhicules (souvent électriques) en free-floating ou en station, avec réservation, facturation, maintenance.
- Des startups de niche se concentrent sur la data : analyse des trajets, optimisation de la recharge, scoring des conducteurs, intégration avec des outils RH ou de gestion des temps.
Pour une PME, ces évolutions ouvrent des pistes concrètes :
- remplacer progressivement une partie de la flotte par des solutions d’autopartage interne ou mutualisé ;
- proposer à ses salariés des solutions de covoiturage subventionné (avec à la clé des économies de parking et une baisse de l’empreinte carbone) ;
- intégrer la mobilité électrique dans sa politique RSE, avec des indicateurs suivis (km électriques, émissions évitées, usage réel des véhicules).
La frontière entre “constructeur”, “opérateur de mobilité” et “éditeur de logiciel” devient floue. Ce flou est précisément l’endroit où les entreprises les plus agiles trouvent de la place pour innover.
Quels enjeux pour les PME françaises… et par où commencer ?
Face à cet écosystème en pleine accélération, une question se pose pour toute PME : comment ne pas rater le coche, sans partir dans une fuite en avant technologique ?
Quelques axes très concrets pour structurer la réflexion :
- Cartographier ses usages de mobilité
Quels sont les déplacements majeurs liés à votre activité ? Flotte commerciale, livraison, techniciens, trajets domicile-travail de vos salariés ? Sans diagnostic précis, toute stratégie restera théorique. - Identifier les parties prenantes locales
Dans chaque territoire, on trouve désormais :- des installateurs de bornes ;
- des acteurs de la mobilité partagée ;
- des énergéticiens prêts à co-construire des solutions ;
- des collectivités qui subventionnent ou accompagnent des projets pilotes.
S’associer à ces acteurs permet de réduire les coûts d’entrée et d’apprendre plus vite.
- Tester, plutôt que théoriser pendant trois ans
L’avantage des solutions électriques et logicielles, c’est qu’elles se prêtent bien au “pilote” : électrifier quelques véhicules, installer un nombre limité de bornes, déployer un outil de gestion de flotte. L’important est de mesurer, ajuster, puis scaler. - Travailler son positionnement dans la chaîne de valeur
Pour les PME industrielles, de services ou du numérique, une question mérite d’être posée : quelle brique de la mobilité électrique puis-je adresser ?- fourniture de composants ou d’équipements ?
- services d’installation, maintenance, exploitation ?
- couche logicielle (data, pilotage, supervision) ?
- accompagnement au changement pour les entreprises (conseil, formation, financement) ?
La mobilité électrique n’est pas un secteur monolithique, c’est un puzzle. L’enjeu est de trouver sa pièce.
- Anticiper les compétences de demain
Inutile de se mentir : l’électrique et le numérique redistribuent les cartes des métiers.- Les électriciens formés à la recharge se raréfient.
- Les profils capables de dialoguer à la fois avec le DSI, le DAF et le responsable d’exploitation deviennent critiques.
- Les techniciens de maintenance devront savoir gérer des batteries, de l’électronique de puissance et des logiciels embarqués.
Investir dans la formation – interne ou externe – fait partie intégrante de la stratégie mobilité.
Le risque, pour une PME, serait de considérer la mobilité électrique comme un simple poste de dépense réglementaire, au lieu de la voir comme un levier stratégique à plusieurs étages : image, attractivité RH, optimisation des coûts, nouvelles offres.
La bonne nouvelle ? Le terrain de jeu est encore largement ouvert. La marche est haute, mais elle l’est pour tout le monde, y compris pour les grands groupes. Agilité, spécialisation et proximité terrain deviennent des atouts décisifs.
En filigrane, une réalité se dessine : la mobilité électrique de demain ne sera pas seulement le fruit de quelques géants industriels. Elle sera le résultat d’une multitude d’initiatives portées par des entreprises françaises de toutes tailles, capables de transformer une contrainte énergétique en opportunité business.
La question n’est plus de savoir si la mobilité électrique va s’imposer, mais qui tirera le meilleur parti de ce nouvel écosystème. Et, à ce jeu-là, les PME françaises ont largement leur carte à jouer.
